Chapitre 2

 

 

Les gens d’ici vous diront que nos hivers sont terribles, qu’ils ne sont que grisaille et froid, trois mois durant, sans un jour de répit. J’ai longtemps partagé leur point de vue, mais quand le premier rayon de soleil risque de vous mettre en péril, alors on adore ce pays où les hivers sont rigoureux. Le problème, c’est que le printemps finit toujours par revenir.

 

*

* *

 

Aux derniers jours de mars, le matin s’était levé sans un nuage dans le ciel. Je marchais sur le chemin de l’école et, à mon grand bonheur, l’ombre devant moi semblait bien me correspondre.

Je m’arrêtai devant la boulangerie où je retrouvais toujours Luc, sa maman m’adressa un bonjour derrière la vitrine. Je le lui rendis aussitôt et profitai que Luc ne soit pas encore descendu pour étudier de plus près ce qui se passait sur le trottoir. Aucun doute, j’avais retrouvé mon ombre. Je reconnaissais même les mèches que maman essayait systématiquement d’aplatir sur mon front avant mon départ à l’école, en me disant que j’avais des épis de blé qui poussaient au milieu du crâne, comme mon père. C’est peut-être à cause de ça qu’elle s’en prenait à eux tous les matins.

Avoir retrouvé mon ombre était une sacrée bonne nouvelle. Mon problème maintenant était de faire bien attention à ne plus la perdre et surtout à ne pas en emprunter une autre. Luc avait probablement raison, le malheur des autres, ça devait être contagieux, j’avais été malheureux tout l’hiver.

— Tu vas regarder longtemps tes pieds ? me demanda Luc.

Je ne l’avais pas entendu arriver, il m’entraîna en me donnant une tape sur l’épaule.

— Dépêche-toi, on va finir par être en retard.

Il se passe une chose étrange à l’arrivée du printemps. Certaines filles changent de coiffure, je ne l’avais pas remarqué avant mais là, en regardant Élisabeth au milieu de la cour, c’était devenu une évidence.

Elle avait défait sa queue-de-cheval et ses cheveux lui tombaient aux épaules. Ça la rendait beaucoup plus belle, et moi, sans que je comprenne pourquoi, beaucoup plus triste. Peut-être parce que je devinais qu’elle ne poserait jamais son regard sur moi. J’avais gagné l’élection du délégué de classe mais Marquès avait gagné le coeur d’Élisabeth, et je ne m’étais rendu compte de rien. Trop occupé par mes stupides tracas avec les ombres, je n’avais rien vu venir, rien entendu de leur complicité qui se nouait dans mon dos pendant que j’occupais le premier rang de la salle de classe. Je n’avais pas repéré le petit stratagème d’Élisabeth qui reculait d’un rang de semaine en semaine, chaque fois qu’elle en avait l’occasion. Elle avait d’abord changé de place avec Anne, puis avec Zoé, jusqu’à atteindre son but sans que personne découvre sa manoeuvre.

J’ai tout compris le premier jour du printemps, au milieu de la cour, en regardant ses beaux cheveux qui lui tombaient aux épaules et ses yeux bleus posés sur Marquès alors qu’il triomphait au basket. Plus tard, j’ai vu sa main prendre la sienne et j’ai serré mes doigts à m’en marquer les paumes avec mes ongles. Et pourtant, la voir aussi heureuse me faisait quelque chose d’étrange, comme un élan dans la poitrine. Je crois que l’amour, c’est triste et merveilleux.

 

Yves est venu me rejoindre sur mon banc.

— Qu’est-ce que tu fais là tout seul au lieu d’aller jouer avec les autres ?

— Je réfléchis.

— À quoi ?

— À quoi ça sert d’aimer.

— Je ne suis pas certain d’être la personne la plus qualifiée pour te répondre.

— C’est pas grave, je crois que je ne suis pas le garçon le plus qualifié pour poser cette question.

— Tu es amoureux ?

— C’est fini, la femme de ma vie en aime un autre.

Yves s’est mordu les lèvres, et ça m’a vexé. J’ai voulu me lever, mais il m’a retenu par le bras et m’a obligé à me rasseoir.

— Reste, nous n’avons pas fini notre conversation.

— De quoi vous voulez qu’on parle ?

— D’elle, de qui veux-tu qu’on parle !

— C’était perdu d’avance, je le savais, mais je n’ai pas pu m’empêcher de l’aimer quand même.

— Qui est-ce ?

— Celle qui tient la main du grand malabar, là-bas, près du panier de basket.

Yves a regardé Élisabeth et a hoché la tête.

— Je comprends, elle est jolie.

— Je suis trop petit pour elle.

— Cela n’a rien à voir avec ta taille. Ça te fait de la peine de la voir avec Marquès ?

— À votre avis ?

— Ce serait peut-être mieux que la femme de ta vie soit celle qui te rend heureux, non ?

Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Évidemment, dit comme ça, ça donnait à réfléchir.

— Alors peut-être que ce n’est pas elle, la femme de ta vie ?

— Peut-être..., ai-je répondu à Yves en soupirant.

— As-tu déjà pensé à faire la liste de tout ce dont tu aurais envie ? me demanda Yves.

J’avais commencé cette liste depuis longtemps. À l’époque où je croyais encore au Père Noël, je la lui postais chaque 22 décembre. Mon père m’accompagnait jusqu’à la boîte aux lettres au bout de la rue et il me portait pour que je glisse l’enveloppe dans la fente. J’aurais dû deviner la supercherie, il n’y avait ni adresse, ni timbre. J’aurais dû me douter que mon père nous quitterait un jour. On commence par un mensonge et on ne sait plus comment s’arrêter. Oui, j’avais entamé la rédaction de cette liste à six ans, et chaque année je la complétais et la raturais. Devenir pompier, vétérinaire, astronaute, capitaine de marine marchande, boulanger pour être heureux comme la famille de Luc, j’avais eu envie de tout cela. Avoir un train électrique, une belle maquette d’avion, manger une pizza avec mon père un samedi, réussir ma vie et emmener ma mère loin de la ville où nous vivions. Lui offrir une belle maison où passer ses vieux jours sans plus jamais devoir travailler, ne plus la voir rentrer si fatiguée le soir et effacer de son visage la tristesse que je lisais parfois dans ses yeux, cette tristesse qui me tordait le ventre comme un coup de poing de Marquès quand il vous frappe à l’estomac.

— Je voudrais, reprit Yves, que tu fasses quelque chose pour moi, quelque chose qui me ferait vraiment plaisir.

Je le regardais en attendant qu’il me dise ce qui lui ferait tant plaisir.

— Tu pourrais rédiger une autre liste pour moi ?

— Quel genre ?

— La liste de tout ce que tu ne voudrais jamais faire.

— Comme quoi ?

— Je ne sais pas, moi, cherche. Qu’est-ce que tu détestes le plus chez les adultes ?

— Quand ils vous disent « Tu comprendras quand tu auras mon âge ! »

— Eh bien écris sur la liste des choses que tu ne voudras jamais dire lorsque tu seras adulte : « Tu comprendras quand tu auras mon âge ! » Autre chose qui te vienne à l’esprit ?

— Dire à son fils qu’on ira manger une pizza avec lui le samedi et ne pas tenir sa promesse.

— Alors ajoute à ta liste « Ne pas tenir une promesse faite à mon fils ». Tu as compris l’idée maintenant ?

— Je crois, oui.

— Lorsqu’elle sera complète, apprends-la par coeur.

— Pour quoi faire ?

— Pour t’en souvenir !

Yves avait dit ça en me donnant un coup de coude complice. J’ai promis d’écrire cette liste dès que possible et de la lui montrer afin qu’on en discute ensemble.

— Tu sais, a-t-il ajouté alors que je me levais, avec Élisabeth, ce n’est peut-être pas définitivement perdu. Une belle rencontre, c’est parfois aussi une question de temps. Il faut se trouver l’un l’autre au bon moment.

J’ai laissé Yves et j’ai rejoint ma salle de classe.

 

Ce soir-là, dans ma chambre, j’ai pris une feuille de papier, je l’ai glissée sous mon cahier de mathématiques, et dès que maman est allée ranger la cuisine, j’ai commencé ma nouvelle liste. En m’endormant, j’ai réfléchi à ma conversation avec Yves ; pour Élisabeth et moi, je crois bien que cette année, c’était pas le bon moment.

 

*

* *

 

Je n’avais pas cessé de me poser des questions depuis la rentrée. Plus on vieillit, plus on s’interroge sur des tas de choses. Pour Élisabeth, j’avais trouvé des explications satisfaisantes, mais en ce qui concernait mon problème avec les ombres, c’était le noir absolu. Pourquoi ça m’arrivait à moi ? Est-ce que j’étais le seul à pouvoir leur parler ? Et qu’est-ce que j’allais faire si ça recommençait dès que je croisais quelqu’un ?

Tous les matins, je vérifiais la météo avant de partir à l’école. Pour donner le change à la maison, j’avais proposé à notre professeur de sciences naturelles de faire un exposé sur le réchauffement climatique, il avait tout de suite accepté. Maman avait même décidé de me prêter main-forte. Dès qu’un article écolo paraissait dans le journal, elle le découpait. Le soir, elle me le lisait et nous le collions ensemble dans un grand cahier à spirale qu’elle avait failli acheter au supermarché avant que je l’oblige à aller chez le papetier sur la place de l’église. La dame de la météo avait annoncé la nouvelle pleine lune pour la fin de la semaine, dans la nuit de samedi à dimanche.

Cette information me plongea dans une profonde réflexion. Agir ou ne pas agir, comme aurait dit mon ami Luc, s’il avait eu un lien de parenté avec le père d’Hamlet.

Depuis le retour des beaux jours, je faisais très attention à ne jamais rester longtemps trop près d’un copain quand la cour était ensoleillée.

En même temps, j’avais l’impression de passer à côté de quelque chose d’important. Si Dieu avait fait péter la citerne de gaz de mon école, c’était peut-être pour m’envoyer un signal, un truc du genre : « Je t’ai à l’oeil, si tu crois que je t’ai donné ce petit pouvoir pour que tu fasses comme si de rien n’était ! »

Ce jeudi-là, je repensais à tout ça quand Yves est venu me rejoindre sur le banc où j’aimais aller m’asseoir pour réfléchir.

— Alors, cet album, ça avance ?

— J’ai pas trop le temps en ce moment, je suis sur un exposé.

L’ombre d’Yves était juste à côté de la mienne.

— J’ai fait ce que tu m’as suggéré l’autre jour.

Je me souvenais plus de ce que j’avais suggéré à Yves.

— J’ai recopié la lettre de ma mère, telle que je m’en souvenais, pas mot à mot, mais j’ai pu reproduire l’essentiel. C’était une bonne idée, tu sais. Ce n’est plus son écriture, pourtant lorsque je la relis, j’y retrouve presque la même émotion.

— Qu’est-ce qu’elle vous disait dans cette lettre, votre maman, si c’est pas trop indiscret ?

Yves a attendu quelques secondes avant de me répondre, puis il a murmuré :

— Qu’elle m’aimait.

— Ah oui, c’est pas trop long à recopier.

Je me suis approché de lui, parce qu’il parlait tout bas, et là, à mon insu, nos ombres se sont chevauchées. Ce que j’ai vu alors m’a sidéré.

La lettre de sa mère n’avait jamais existé. Sur les pages de cet album qui avait brûlé dans la remise, n’apparaissaient que celles qu’il lui avait écrites, durant toute sa vie. La maman d’Yves était morte en le mettant au monde, bien avant qu’il n’apprenne à lire.

Les larmes me sont montées aux yeux. Pas à cause de la disparition précoce de sa mère, mais à cause de son mensonge.

Imaginez ce qu’il lui avait fallu de malheur à cacher pour s’inventer une correspondance avec une maman qu’il n’avait jamais connue. Son existence était comme un puits sans fond, un puits de tristesse impossible à combler, qu’Yves avait été juste capable de recouvrir d’un couvercle en forme de lettre imaginaire.

C’est son ombre qui m’avait soufflé tout ça au creux de l’oreille.

J’ai prétendu avoir un devoir en retard, je me suis excusé en jurant de revenir dès la prochaine récré et je suis parti en courant. En arrivant sous le préau, je me suis senti lâche. J’ai eu honte pendant tout le cours de Mme Schaeffer mais je n’ai pas trouvé la force de retourner auprès de mon copain le gardien, comme je le lui avais promis.

 

*

* *

 

À la maison, maman m’annonça qu’un documentaire sur la déforestation de la forêt amazonienne passait le soir même à la télévision. Elle avait préparé un plateau-repas que nous partagerions sur le canapé du salon. Elle m’installa devant le poste, m’apporta un crayon et un cahier, et s’assit à côté de moi. Le nombre d’animaux condamnés à l’exode et à l’extinction, parce que les hommes aiment l’argent au point d’en perdre la raison, c’est terrifiant !

Pendant que nous assistions, impuissants, à la condamnation à mort des paresseux du Brésil, animal dont je me sentais complice et proche, maman découpait le poulet. À la moitié de l’émission, je jetai un coup d’oeil à la carcasse de la volaille et fis le voeu de devenir végétarien dès que ce serait possible.

Le présentateur nous expliquait le principe de l’évapotranspiration, un truc assez simple. Sous les arbres, la terre transpire, un peu comme nous sous les poils. La sueur de la planète s’évapore et remonte pour former des nuages. Quand ils sont assez gros, il pleut, ce qui fournit l’eau nécessaire à ce que les arbres se reproduisent et soient en forme. Faut reconnaître que le système est assez bien pensé dans l’ensemble. Évidemment, si on continue de tondre la terre comme un oeuf, il n’y aura plus de sueur et donc plus de nuages. Imaginez les conséquences d’un monde sans nuages, surtout pour moi ! La vie vous joue parfois de drôles de tours. J’avais inventé cet exposé sur le réchauffement climatique pour avoir un alibi, sans supposer combien ce sujet allait me toucher de près.

Maman s’était endormie, j’ai augmenté un peu le son de la télé pour tester son sommeil, il était profond. Encore une de ses journées épuisantes. Ça me démoralisait de la voir dans cet état. Raison de plus pour ne pas la réveiller. J’ai baissé le volume et je suis monté en douce dans le grenier. La lune viendrait bientôt se mettre dans l’axe de la lucarne.

Selon la procédure en vigueur depuis ma dernière expérience, je me tenais bien droit, dos à la vitre, poings serrés. Mon coeur battait à cent dix pulsations minute, conséquence directe de la trouille que j’avais.

À 22 heures pile, l’ombre m’est apparue, d’abord toute fine, à peine plus épaisse qu’un trait de crayon sur le plancher du grenier, puis elle a pris de l’ampleur. J’étais pétrifié, j’aurais voulu faire quelque chose, mais je n’arrivais même pas à bouger les doigts. Mon ombre aurait dû être tout aussi immobile, mais elle a levé les bras, alors que les miens étaient plaqués le long de mon corps. La tête de l’ombre s’est inclinée, à droite, à gauche, elle s’est mise de profil et, aussi surprenant que cela puisse paraître, elle m’a tiré la langue.

Si ! On peut avoir peur et rire en même temps, ce n’est pas incompatible. L’ombre s’est étirée devant mes pieds et est allée se déformer sur les cartons. Elle se faufilait entre les malles, et sa main s’est posée sur une boîte, exactement comme si elle s’appuyait dessus.

— Tu es à qui ? balbutiai-je.

— À qui veux-tu que j’appartienne ? Je suis à toi, je suis ton ombre.

— Prouve-le !

— Ouvre cette boîte, tu verras par toi-même. J’ai un petit cadeau pour toi.

J’ai fait trois pas en avant, l’ombre s’est écartée.

— Pas celle du dessus, tu l’as déjà ouverte, prends plutôt celle qui se trouve en dessous.

J’ai obéi. J’ai posé par terre la première boîte et ouvert le couvercle de la seconde. Elle était remplie de photographies, je ne les avais jamais vues avant, des photos de moi le jour de ma naissance. Je ressemblais à un gros cornichon flétri, en moins vert et avec des yeux. Je n’étais pas à mon avantage et je ne trouvais pas ce cadeau particulièrement intéressant.

— Regarde la photo suivante ! insista l’ombre.

Mon père me tenait tout contre lui, ses yeux étaient posés sur moi et il souriait comme je ne l’avais jamais vu sourire. Je me suis approché de la lucarne pour regarder son visage de plus près. Il y avait autant de lumière dans son regard que le jour de son mariage.

— Tu vois, murmura l’ombre, il t’a aimé dès les premiers instants de ta vie. Il n’a peut-être jamais trouvé les mots pour te le dire, mais cette photo vaut toutes les belles phrases que tu aurais voulu entendre.

J’ai continué à regarder la photo, ça me faisait un bien fou de me voir dans les bras de mon père. Je l’ai rangée dans la poche de ma veste de pyjama, pour la garder sur moi.

— Maintenant, assieds-toi, il faut que l’on parle, a dit l’ombre.

Je me suis assis en tailleur sur le sol. L’ombre s’est mise dans la même position, face à moi, j’avais l’impression qu’elle me tournait le dos, mais ce n’était que l’effet d’un rayon de lune.

— Tu as un pouvoir très rare, il faut que tu acceptes de t’en servir, même s’il te fait peur.

— Pour faire quoi ?

— Tu es heureux d’avoir vu cette photo, non ?

Je ne sais pas si « heureux » était le bon mot, mais cette photo de papa me tenant dans ses bras me rassurait beaucoup. J’ai haussé les épaules. Je me suis dit que s’il ne m’avait pas donné de nouvelles depuis son départ, c’est qu’il ne devait pas pouvoir faire autrement. Autant d’amour ne pouvait disparaître en quelques mois. Il en avait forcément encore en lui.

— C’est exactement cela, poursuivit l’ombre comme si elle avait lu dans mes pensées. Trouve pour chacun de ceux dont tu dérobes l’ombre cette petite lumière qui éclairera leur vie, un morceau de leur mémoire cachée, c’est tout ce que nous te demandons.

— Nous ?

— Nous, les ombres, souffla celle à qui je m’adressais.

— Tu es vraiment la mienne ? demandai-je.

— La tienne, celle d’Yves, de Luc ou de Marquès, peu importe, disons que je suis la déléguée de la classe.

J’ai souri, je comprenais très bien de quoi elle parlait.

Une main s’est posée sur mon épaule, j’ai poussé un hurlement. Je me suis retourné et j’ai vu le visage de maman.

— Tu parles avec ton ombre, mon chéri ?

Pendant un court instant, j’ai espéré qu’elle ait tout compris, qu’elle ait été témoin de ce qui m’arrivait, mais elle me regardait d’un air attendri et désolé. J’en conclus qu’elle n’avait aucun pouvoir. Elle n’avait entendu que ma voix dans ce grenier ; cette fois, j’étais bon pour les séances chez la psychologue.

Maman me prit dans ses bras et me serra très fort contre elle.

— Tu te sens si seul ? me demanda-t-elle.

— Non, je te jure que non, répondis-je pour la rassurer, c’est juste un jeu.

Maman avança à genoux vers la lucarne, approchant son visage de la vitre.

— C’est beau la vue, d’ici. Je n’étais pas remontée dans ce grenier depuis si longtemps. Viens, assieds-toi près de moi, et raconte-moi ce que ton ombre et toi vous disiez.

En me retournant, j’ai vu l’ombre de maman, seule à côté de la mienne. Alors, à mon tour, j’ai pris ma mère dans mes bras et je lui ai donné tout l’amour que je pouvais.

 

« Il n’est pas parti à cause de toi, mon chéri. Il est tombé amoureux d’une autre femme... et moi je suis tombée de haut. »

Aucun enfant au monde n’a envie d’entendre sa mère lui faire ce genre d’aveu. Cette phrase, maman ne l’a pas prononcée, c’est son ombre qui me l’a soufflée, dans le grenier. Je pense que l’ombre de maman m’a fait cette confidence pour me déculpabiliser à propos du départ de papa.

J’avais compris le message et ce que les ombres attendaient de moi, maintenant ce n’était plus qu’une question d’imagination et maman ne cessait de me répéter que de ce côté-là, je ne manquais de rien. Je me suis penché vers ma mère et je lui ai demandé de me rendre un petit service.

— Tu m’écrirais une lettre ?

— Une lettre ? Quel genre de lettre ? a répondu maman.

— Imagine que pendant que j’étais dans ton ventre tu aies voulu me dire que tu m’aimais, comment tu aurais fait puisqu’on ne pouvait pas encore se parler ?

— Mais je n’ai pas cessé de te dire que je t’aimais pendant que je t’attendais.

— Oui, mais moi, je ne pouvais pas t’entendre.

— On dit que les bébés entendent tout dans le ventre de leur mère.

— Je ne sais pas qui t’a raconté ça, en tout cas, je ne me souviens de rien.

Maman me regarda bizarrement.

— Où veux-tu en venir ?

— Disons que pour me dire tout ce que tu ressentais, et que je puisse m’en souvenir, tu aurais pu avoir l’idée de m’écrire. Tu m’aurais rédigé une lettre à lire bien après ma naissance, par exemple, une lettre où tu me souhaiterais plein de choses, où tu me donnerais deux, trois conseils pour être heureux quand je serai grand.

— Et tu voudrais que je te l’écrive maintenant, cette lettre ?

— Oui, c’est exactement ça, mais en te remettant dans la peau de la maman qui était enceinte de moi. Tu connaissais déjà mon prénom quand j’étais dans ton ventre ?

— Non, nous ne savions pas si tu étais une fille ou un garçon. Nous l’avons choisi le jour où tu es venu au monde.

— Alors écris la lettre sans mettre de prénom, ce sera encore plus authentique.

— Où est-ce que tu vas chercher des idées pareilles ? me demanda maman en m’embrassant.

— Dans mon imagination ! Alors, tu veux bien le faire ?

— Oui, je vais te l’écrire, cette lettre, je m’y mettrai dès ce soir. Maintenant, il est grand temps que tu ailles te coucher.

 

Je filai au lit, avec l’espoir que mon plan fonctionnerait jusqu’au bout. Si ma mère tenait sa promesse, la première partie était déjà gagnée.

Au petit matin, lorsque j’ai ouvert les yeux, j’ai trouvé une lettre de ma mère sur ma table de nuit et la photo de mon père posée contre le pied de la lampe de chevet. Pour la première fois depuis six mois, nous étions tous les trois réunis dans ma chambre.

La lettre de ma mère était la plus belle lettre du monde. Elle m’appartenait et serait à moi pour toujours. Mais j’avais une mission importante à accomplir, et pour ça, je devais la partager. Maman aurait sûrement compris si je l’avais mise dans le secret.

J’ai rangé la lettre dans mon cartable et, sur le chemin de l’école, je me suis arrêté chez le libraire. J’ai dépensé mes économies de la semaine pour acheter une feuille d’un très beau papier. J’ai donné la lettre de ma mère au libraire et nous avons fait une photocopie sur sa toute nouvelle machine. L’original et son double se confondaient. Un faux presque parfait, comme si j’avais la lettre de ma mère et son ombre. J’ai tout de même gardé l’original pour moi.

À la récré de midi, je suis allé traîner du côté des grandes poubelles. J’ai fini par trouver ce dont j’avais besoin, un petit morceau de bois brûlé de la remise qui avait échappé à la décharge. Il y avait encore assez de suie dessus pour mettre la deuxième partie de mon plan à exécution.

Je l’ai enveloppé dans une serviette de table que j’avais chapardée à la cantine et je l’ai caché dans mon cartable.

Pendant le cours d’histoire de Mme Henry, alors que Cléopâtre en faisait baver des vertes et des pas mûres à Jules César, j’ai sorti discrètement mon bout de bois noirci et le double de la lettre. Je les ai posés sur mon bureau et j’ai commencé à salir le papier en étalant un peu de suie. Une traînée par-ci, une tache par-là. Mme Henry avait dû repérer mon petit manège, elle s’est arrêtée de parler, laissant Cléopâtre au milieu d’un discours, et s’est avancée vers moi. J’ai roulé ma feuille en boule et j’ai vite attrapé un crayon dans ma trousse.

— Je peux savoir ce que tu as sur les mains ? me demanda-t-elle.

— Mon stylo, madame, lui répondis-je sans hésitation.

— Il doit fuir d’une drôle de façon ton stylo bleu, pour que tu sois tout taché de noir. Dès que tu auras récupéré de quoi écrire normalement, tu me copieras cent fois « Le cours d’histoire n’est pas fait pour dessiner ». Maintenant, va te laver les mains et la figure, et reviens immédiatement.

Les copains de classe riaient aux éclats pendant que je me dirigeais vers la porte. Ah, elle est belle la camaraderie !

En arrivant devant la glace des toilettes, j’ai compris tout de suite comment je m’étais fait prendre. Je n’aurais jamais dû passer ma main sur mon front, je ressemblais à un charbonnier.

De retour à mon pupitre, j’ai récupéré ma feuille de papier en piteux état, redoutant que tout mon travail soit anéanti. Bien au contraire, froissée comme ça, ma lettre avait exactement l’apparence que je voulais lui donner. La sonnerie de la fin des cours allait retentir, je pourrais bientôt mettre la troisième et dernière partie de mon projet à exécution.

 

*

* *

 

J’avais bon espoir que mon plan ait fonctionné. Le lendemain, la lettre n’était plus à l’endroit où je l’avais volontairement mal cachée, sous un morceau de bois des restes de l’ancienne remise.

Mais j’allais devoir patienter une semaine pour en avoir la confirmation.

 

*

* *

 

Le mardi d’après, j’étais en pleine conversation avec Luc, sur mon banc favori, quand Yves s’est approché de nous et a demandé à mon copain s’il pouvait nous laisser seuls. Yves a pris sa place, il a gardé le silence quelques instants.

— J’ai donné mon congé à Mme la directrice, je m’en vais à la fin de la semaine. Je voulais te l’annoncer moi-même.

— Alors vous aussi vous allez partir, pourquoi ?

— C’est une longue histoire. À mon âge, il est temps que je quitte l’école, non ? Disons que, pendant toutes ces années ici, je vivais dans le passé, prisonnier de mon enfance. Je me sens libre désormais. J’ai du temps à rattraper, il faut que je me construise une vraie vie, que je sois enfin heureux.

— Je comprends, ai-je marmonné, vous allez me manquer, j’aimais bien vous avoir pour copain.

— Toi aussi tu me manqueras, nous nous reverrons peut-être un jour.

— Peut-être. Vous allez faire quoi ?

— Tenter ma chance ailleurs, j’ai un vieux rêve à réaliser, et une promesse à tenir. Si je te dis ce que c’est, tu sauras te taire ? Juré ?

J’ai craché par terre.

Yves m’a murmuré son secret à l’oreille, mais comme c’est un secret, motus et bouche cousue. Je suis quelqu’un de parole.

On s’est serré la main, on avait décidé que c’était mieux de se dire au revoir tout de suite. Vendredi, ce serait trop triste. Comme ça, on avait quelques jours pour s’habituer à l’idée de ne plus se voir.

En rentrant, je suis monté dans le grenier et j’ai relu la lettre de maman. C’est peut-être cette phrase où elle m’écrit que son plus grand souhait serait que je sois épanoui plus tard ; qu’elle espère que je trouverai un métier qui me rendra heureux et que quels que soient les choix que je ferai dans ma vie, tant que j’aimerai et que je serai aimé, j’aurai réalisé tous les espoirs qu’elle fonde en moi.

Oui, ce sont peut-être ces lignes-là qui ont libéré Yves des chaînes qui le retenaient à son enfance.

Pendant un temps, j’ai regretté d’avoir partagé la lettre de ma mère avec lui. Ça m’a coûté un copain.

 

Mme la directrice et les professeurs ont organisé une petite fête d’adieu. La cérémonie s’est tenue à la cantine. Yves était beaucoup plus populaire qu’il ne l’imaginait, tous les parents d’élèves sont venus et je crois que ça l’a beaucoup ému. J’ai demandé à maman qu’on s’en aille. Le départ d’Yves, je n’avais envie de le vivre avec personne.

 

C’était un soir sans lune, inutile de traîner au grenier. Mais dans les plis des rideaux de ma chambre, alors que je m’endormais, j’ai entendu la voix de l’ombre d’Yves me dire merci.

 

*

* *

 

Depuis qu’Yves est parti, je ne vais plus me promener autour de l’ancienne remise. Je me suis rendu compte que les lieux aussi avaient des ombres. Les souvenirs rôdent et vous rendent nostalgique dès que vous vous en approchez trop près. C’est pas facile de perdre un copain. Pourtant, après avoir changé d’école j’aurais dû être habitué, mais non, rien n’y fait, c’est chaque fois la même chose, une part de soi reste avec celui qui s’en est allé, c’est comme un chagrin d’amour mais en amitié. Faut pas s’attacher aux autres, c’est trop risqué.

Luc sentait que j’avais le cafard. Chaque soir, en rentrant de l’école, il m’invitait à passer chez lui. Nous faisions nos devoirs ensemble avec un éclair au café en prime entre les exercices de maths et les répétitions du cours d’histoire.

 

Le trimestre a fini par passer, j’ai fait extrêmement attention où je mettais les pieds, j’avais besoin de reprendre des forces avant d’utiliser à nouveau mon pouvoir. Je voulais apprendre à bien savoir m’en servir.

Juin tirait à sa fin, les vacances approchaient et j’avais réussi à garder mon ombre tout ce temps-là.

 

Maman n’a pas assisté à la remise des prix, elle était de garde et aucune de ses collègues n’a pu la remplacer. Ça l’a rendue très malheureuse, je lui ai dit que ce n’était pas grave. Il y aurait une autre cérémonie l’année prochaine et on s’arrangerait pour que cette fois-là elle puisse se libérer.

Alors que je montais sur l’estrade, je jetai des coups d’oeil vers la tribune où les parents d’élèves avaient pris place en espérant y voir mon père, peut-être qu’il s’était faufilé au milieu des autres pères pour me faire une surprise. Lui aussi devait être de garde, mes parents n’ont pas de chance, je ne peux pas leur en vouloir, ce n’est pas leur faute.

Le bonheur de la remise des prix de fin d’année, c’est justement la fin de l’année. Deux mois sans voir Marquès et Élisabeth roucouler comme deux crétins sous le marronnier de la cour, on appelle ça l’été et c’est la plus belle des saisons.